Le Quotidien - 29 mars 2024
Guillaume Oblet - Fabrizio Pizzolante
Madame Yoko est la première drag-queen luxembourgeoise à participer à l’émission Drag Race. L’occasion de découvrir son parcours et son univers.
Chevelure de soie et allure de sirène sur un très chic canapé molletonné, Madame Yoko étincelle de toutes ses parures dès l’entrée du Barnum, son restaurant-cabaret situé à Redange-sur-Attert. C’est dans ce lieu dédié à l’art du drag, au milieu d’un décor Art nouveau qui fourmille de détails, que nous reçoit Ian Lejeune, son nom lorsqu’elle tombe le costume.
«Le drag ne se résume pas à « je me déguise en femme ». C’est se créer un personnage, un autre soi. Mais nous n’avons rien inventé, ça date de l’Antiquité ! À l’époque, les femmes ne pouvaient pas faire du théâtre et les hommes jouaient les rôles de femmes. Maquillage, stylisme, danse, comédie, chant… nous sommes des artistes qui recèlent beaucoup de capacités», détaille celle qui a commencé sa carrière en 2016, en Belgique, sous le nom de Lady Sushi. «J’aime me moquer de mes origines», sourit-elle.
En homme ou en femme ?
Accrochées sur le mur dans l’entrée du Barnum, les photos de plusieurs drags qui ont performé sur la scène de l’établissement. Parmi ces artistes figurent «les drag mothers» de Madame Yoko. Celles qu’elle considère comme des mères, ces reines qui l’ont épaulée lorsque sa carrière en était encore à ses balbutiements.
«J’ai fait des études pour devenir architecte d’intérieur à Saint-Luc (Liège) et j’ai terminé mon parcours à Bruxelles. J’y ai découvert le quartier gay dans lequel je sortais régulièrement. Un soir, je suis entrée, par curiosité, dans « la Boule rouge » où un drag show était à l’affiche. À l’intérieur, je découvre cet art de la scène où l’on chante en live. La prestation de Catherine d’Oex a été une véritable révélation pour moi. C’était en 2016.»
Quelques mois après cette soirée, Ian Lejeune, qui a de solides notions de chant, se lance et décide d’interpeller Catherine d’Oex pour lui proposer de l’accompagner lors de ses spectacles. La drag-queen suisse le prend alors sous son aile et lui pose la question qui changera son existence : «Tu voudrais le faire en femme ou en homme ?». Quelques perruques plus tard, le rideau s’ouvre sur Lady Sushi.
D’un hobby du week-end, le drag se transforme en passion enflammée. Les contrats tombent, les rencontres s’enchaînent, le rythme des shows s’accélère et l’équilibre entre le métier d’architecte d’intérieur et la vie d’artiste drag vacille. «Le moment de rupture est arrivé, je n’en pouvais plus de cette cadence, j’ai décidé d’abandonner le drag», avoue-t-elle.
Alors que les talons regagnent le placard, le compagnon d’Ian le raisonne. «Il m’a proposé d’ouvrir un restaurant-cabaret au Luxembourg pour que je puisse poursuivre les shows. C’est comme ça que le Barnum est né.» En juin 2019, le lieu dédié à la restauration et au cabaret ouvre ses portes en pleine campagne, à Redange-sur-Attert.
Retour à la campagne
Avec ce projet, Ian Lejeune, né au Vietnam et adopté par une famille de Radelange (Martelange), retrouve le milieu rural et conservateur qu’il avait quitté et dans lequel il a grandi. Être asiatique, gay, drag-queen et patron de cabaret dans cette partie du Grand-Duché relève du «militantisme».
«Les regards, les chuchotements, les gens qui ne disent pas bonjour… Tout cela pèse au quotidien, je ne m’attendais pas à un accueil aussi froid.» C’est dans cette ambiance glaciale que «la Luxo démente» va imposer son univers incandescent.
C’est un véritable pèlerinage vers le drag
Loin des grandes cités du Luxembourg, le Barnum propose, en plus d’une restauration quotidienne, des dîners spectacles durant lesquels des drag-queens de toute l’Europe performent en live. Cette scène internationale crée un certain engouement.
Les spectateurs viennent de tout le Luxembourg et des pays voisins pour découvrir ce qu’il se passe derrière les murs de ce lieu unique. «C’est un véritable pèlerinage vers le drag», s’amuse Madame Yoko. Les spectacles, d’une durée de trois heures, ont lieu toutes les deux semaines dans une salle aménagée sous les toits.
«C’est petit, nous accueillons au maximum 60 personnes. Cela crée une ambiance conviviale, car les gens parlent rapidement entre voisins», indique la drag-queen. Si le drag a toujours trouvé sa place au Grand-Duché (voir encadré), le Barnum est, à ce jour, le seul établissement à proposer ce genre de prestation au Luxembourg.
Sur le plateau de Drag Race
La lumière du projecteur que pointe Madame Yoko sur le drag luxembourgeois finit par attirer l’attention de l’émission Drag Race Belgique, la déclinaison belge du programme américain culte RuPaul’s Drag Race. Il s’agit d’un concours de drag-queens durant lequel les candidates sont soumises à différents défis.
Chaque semaine, l’une d’entre elles est éliminée, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une qui remporte alors le titre de «nouvelle reine du drag belge». Madame Yoko a été contactée par la production pour participer à la saison 2 du show dont la diffusion a lieu en ce moment sur Tipik (RTBF).
«J’étais un peu hésitante au début, j’avais peur de ne pas me sentir à ma place. Puis, j’ai fini par me laisser tenter par l’expérience. Mes amies m’ont dit de foncer pour gagner en visibilité et pour percer dans le milieu», explique la drag-queen luxembourgeoise. Après plusieurs mois de préparation, le début des trois semaines de tournage commence fin août 2023 à Liège.
«Une fois castées, nous avons six semaines avant le tournage pour préparer nos tenues. Même si on est éliminée au début, elles doivent être prêtes jusqu’à la fin de la saison. Drag Race fait mal au porte-monnaie, car on dépense des milliers d’euros dans la confection des tenues ou dans l’achat de perruques.»
C’est une fierté d’être la première Luxembourgeoise à participer à Drag Race
Sur place, «on n’a pas beaucoup le temps de s’emmerder», souffle Madame Yoko. Coudre des costumes, faire de la comédie, apprendre des chorégraphies, imaginer des défilés… Le mélange du monde du drag avec le rythme imposé par la production télévisuelle crée un roulement d’enfer.
«On nous met dans des challenges qui ne sont pas dans nos compétences. Je ne suis pas bonne danseuse et il nous est arrivé de devoir créer une chorégraphie en un après-midi et une soirée», illustre la drag-queen. Il n’est pas rare que les participantes arrivent sur le plateau à 8 h pour en repartir à 23 h.
Notre représentante luxembourgeoise finira sa course, éliminée au troisième épisode, après avoir défilé, enveloppée dans une robe émeraude style Art nouveau, la tête coiffée de plumes de paon. «C’est une fierté d’être la première Luxembourgeoise à participer à Drag Race, d’autant plus que c’était une très chouette expérience. J’ai fait de belles rencontres, il y avait une bonne connivence avec les queens.»
La sincérité avant tout
«Lorsqu’on est drag-queen, on est soi, sans l’être à 100 %. Madame Yoko me ressemble, elle est dans l’émotion autant que dans l’humour, avec quelques moments de folie. Le meilleur mot pour me décrire est sincérité», affirme celle qui, sur scène, chante en live des chansons qui résonnent en elle et se livre énormément devant son public, quitte à faire durer le show jusqu’au bout de la nuit.